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samedi 18 septembre 2010

La profession d’architecte aujourd’hui

Chercheur au Centre de sociologie des arts (CNRS-EHESS), Florent Champy s’est notamment intéressé aux difficultés actuelles de la profession d’architecte (1). En France, 68 % de la construction est réalisée sans architecte, ce qui prouve l’inefficacité d’un monopole d’exercice instauré par la loi du 3 janvier 1977 (2). L’étude de ce sociologue montre que la situation des architectes, plus défavorable en France que dans la plupart des autres pays de l’Union européenne, s’explique par le repli de la profession sur une identité d’artiste qui ne lui a permis de convaincre la puissance publique et ses clients potentiels ni du haut niveau de ses compétences, ni de l’utilité sociale de son intervention ; la profession manque en effet d’une définition consensuelle de la notion de qualité architecturale et d’une unité suffisante dans son travail de communication extérieure. La puissance publique et les architectes tentent actuellement de remédier à cette situation en réfléchissant à une réforme du droit. Mais une telle réforme est-elle suffisante ? Comment conquérir de nouveaux débouchés ? Pour répondre à cette question, il est avant tout nécessaire de comprendre pourquoi la profession d’architecte est si faible en France.
Dans le cadre d’une recherche sociologique consacrée aux évolutions de la commande publique d’architecture en France depuis les années 1970 (3) et à leurs conséquences pour les architectes, Florent Champy, chercheur au Centre de sociologie des arts (CNRS-EHESS), s’est intéressé aux difficultés actuelles de ces derniers. La faiblesse de la profession d’architecte se lit d’abord économiquement. Chaque année depuis à peu près dix ans, environ un architecte libéral sur six n’obtient aucune commande et doit vivre d’autres activités ou de solidarité familiale. En 1995, 48 % des libéraux ont gagné moins de 150 000 francs nets. L’explosion des effectifs professionnels, de 9 061 au 31 décembre 1970 à 26 797 au 31 décembre 1996, contribue à rendre compte de ces difficultés, mais elle ne suffit pas : les architectes sont moins nombreux en France que dans la plupart des pays de l’Union européenne (la France compte 45 architectes inscrits à l’Ordre pour 100 000 habitants, contre 82 pour l’ensemble de l’Union européenne, et environ 120 en Allemagne, 115 en Italie, 60 en Espagne et 50 au Royaume-Uni). Il faut donc chercher les explications avant tout du côté de la répartition des demandes de prestations d’architecture, et notamment des 68 % de constructions réalisées sans architecte.

Sur un plan juridique, les limites du monopole instauré en 1977 expliquent cette situation, puisqu’il ne concerne que les bâtiments neufs non agricoles de plus de 170 m2 ou dont le maître d’ouvrage est une personne morale, les bâtiments agricoles de plus de 800 m2 et les réhabilitations qui s’accompagnent de modifications de façades ou d’un changement de desti-nation du bâtiment. Le monopole laisse donc échapper la plupart des réhabilitations et le marché des maisons individuelles, qui prenaient une importance croissante au moment même où la loi était votée (4).

De plus, même quand le recours aux services d’un architecte est obligatoire, le droit laisse subsister des incertitudes importantes quant à l’extension de son intervention. L’étude de la division du travail montre ainsi que les architectes ont été dépossédés de certaines tâches au profit d’autres acteurs : la programmation (élaboration du cahier des charges de l’opération) avec l’apparition depuis vingt ans des " programmistes ", le calcul des coûts avec l’intervention des économistes de la construction, le contrôle de la constructibilité et de la sécurité avec les bureaux d’études techniques et les bureaux de contrôle.

Un détour historique et des comparaisons internationales éclairent la situation contemporaine. Dès le XVIIIe siècle, les architectes de l’Académie royale, concentrés à Paris, attachés à leur identité d’artiste (5) et intéressés uniquement par les prestigieuses commandes royales, ont abandonné la plupart des constructions aux ingénieurs du corps des Ponts, plus nombreux et répartis sur l’ensemble du territoire. Au cours des XIXe et XXe siècles, les réformes visant à renforcer la technique dans l’enseignement de l’architecture ont échoué. Dans d’autres pays d’Europe, les architectes sont à l’inverse proches des ingénieurs. En Italie, les deux groupes professionnels se sont alliés entre les deux guerres pour obtenir des missions nouvelles en réponse aux besoins du régime fasciste, dont le souci d’encadrement totalitaire de la société s’est traduit par la mise en place d’une politique centralisée d’urbanisme requérant l’intervention de professionnels. En Espagne, l’architecte a pu garder l’autorité sur les autres intervenants de la conception, grâce à ses compétences techniques acquises au cours de deux années d’études communes avec les ingénieurs. En Italie, en Allemagne, en Angleterre et au Portugal, l’enseignement dispensé aux architectes est aussi commun pendant un ou deux ans avec celui des futurs ingénieurs. En France, seule l’Ecole Nationale Supérieure des Arts et Industries de Strasbourg a su instaurer cette proximité avec les ingénieurs, mais ceci en raison des liens historiques de la région avec l’Allemagne.

Isolés et repliés sur leur identité d’artiste, les architectes ne peuvent convaincre qu’ils détiennent un savoir de haut niveau et socialement utile. Comme la médecine, l’architecture est une pratique. Mais alors que la première a pu se constituer en discipline, la seconde n’y est pas parvenue. Or pour obtenir la protection d’un monopole d’exercice efficace sur un marché, un éventail de savoirs disparates n’a pas la même efficacité rhétorique et sociale qu’un savoir facilement identifiable. Aucune des nombreuses compétences détenues par les architectes ne les protège de la concurrence d’autres métiers. Le savoir technique a été négligé par les architectes, moins bien formés que les ingénieurs et donc peu compétitifs dans ce domaine. La compétence esthétique sur laquelle ils se sont repliés manque d’efficacité : dans les démocraties libérales attachées à l’autonomie de l’art, il est désormais impossible de fonder un statut professionnel officiel, en dehors de l’enseignement, sur la maîtrise de savoirs ou de savoir-faire esthétiques, car cela reviendrait à rétablir une académie. Quant aux compétences de gestion ou d’organisation du travail, elles ne sont pas propres à la pratique architecturale.

Une profession ne peut être protégée de la concurrence que si elle justifie son statut privilégié par sa contribution au bien commun. Or l’utilité sociale de l’architecte n’est pas plus facile à identifier que sa compétence. L’apport esthétique auquel la majorité des architectes est particulièrement attachée est inopérant, notamment parce que le goût du public et celui des architectes divergent. L’absence de consensus sur la qualité architecturale empêche de rendre lisible la contribution de l’architecte au bien commun. Surtout, les architectes qui partagent un point de vue dans les débats professionnels tentent de renforcer leur position en critiquant publiquement celui de leurs concurrents. Ainsi, le passage au cours des années 1970 du modernisme au post-modernisme résulte pour partie de la critique de la majorité des réalisations des décennies d’après-guerre par de jeunes architectes désireux d’accéder aux commandes au détriment des concepteurs de ces bâtiments. Justifiée ou non, cette critique a eu pour effet de décrédibiliser et d’affaiblir l’ensemble de la profession.

La conquête par les architectes de nouveaux débouchés supposerait qu’ils saisissent les occasions qui se présentent à eux de convaincre que leur intervention répond à de vrais besoins, c’est-à-dire sert des valeurs émergentes ou aide à résoudre des problèmes d’intérêt général : le désir de confort urbain, le développement durable, les besoins des familles recomposées, auxquels les logements ne sont plus adaptés, le problème de l’insécurité urbaine... Ils devraient aussi, au-delà de leurs dissensions, élaborer un socle de savoirs communs à tous les professionnels et transmis par toutes les écoles, en tenant compte des attentes de leurs commanditaires et de ces demandes sociales nouvelles auxquelles ils souhaitent répondre (6).


1 Florent Champy représente le CNRS au Comité Consultatif de la Recherche Architecturale, présidé par François Barré, directeur de l’Architecture et du Patrimoine au ministère de la Culture. Ce comité est chargé de réfléchir aux orientations de la recherche dans les écoles d’architecture et d’en évaluer les laboratoires. 2 Cette loi a de plus été l’occasion de diversifier les modes d’exercice des architectes, en autorisant la création de sociétés d’architecture, de déclarer l’architecture d’intérêt général et d’instituer les Conseils d’Architecture, d’Urbanisme et d’Environnement, associations départementales chargées d’activités de conseil aux particuliers ou aux collectivités locales et de promotion de l’architecture. 3 Ce volet de la recherche concerne notamment le déroulement et les résultats des concours pour les constructions publiques, le coût des projets, la division du travail, l’innovation et la politique de communication. 4 La conception en est effectuée par des entreprises de travaux publics, certains services de l’Etat comme les Directions Départementales de l’Equipement, des bureaux d’études techniques, des géomètres, des architectes d’intérieur, les « maîtres d’œuvre en bâtiment » et les constructeurs de maisons individuelles qui livrent des produits clés en main. 5 L’architecture est alors l’un des quatre beaux-arts avec la gravure, la peinture et la sculpture. 6 Ces propositions ont été développées par Florent Champy devant une des quatre commissions mises en place à la direction de l’Architecture et du Patrimoine pour réfléchir à la réforme du droit de l’architecture.

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